Comment on peut écrire des romans

Mon feuilleton de l'été, je le trouve dans les vieux papiers dont je vous ai déjà parlé, mon cher lecteur. Je tombe sur une lettre de 1946 où Jacques parle à sa fiancée du romancier qu'il n'a pas été et des personnages qui se présentaient en foule à son imagination :
Rien de ce qui est humain ne m’est étranger. Combien de fois je me suis vu condamné à mort, tuberculeux, illustre, misérable, raté, déplorable jusqu’à ma mort, puissant ou riche, etc. Et longtemps, je ne pouvais assister à une messe sans songer à ce que ça serait si je tirais un revolver et abattais l’officiant, tenant ensuite la foule en respect. Et souvent, au concert, je me, voyais de même debout soudain et appelant l’assistance à la révolte. Que de choses folles comme celles-là j’ai dans l’esprit ! Et de toutes espèces, et les pires comme les plus belles. J’imagine toujours tout, le possible et l’impossible. Et c’est comme cela, certainement, qu’un jour on peut écrire des romans. Songez bien, ma chérie, qu’un romancier est un homme multiple, non point un seul individu, mais plusieurs en un. Je pense déjà en passer la revue et renvoyer l’un à ses études, et démobiliser l’autre, en tuer plusieurs, admettre certains à faire valoir leur droit à la retraite, réduire certains en esclavage et en choisir quelque uns encore enfants et leur chanter des berceuses et leur souhaiter de beaux rêves en leur promettant plus tard de beaux destins. Je suis comme un prince qui aurait dans son escorte bien des compagnons dont il aperçoit un jour le vrai visage et parmi lesquels il ferait un tri, ne gardant plus que les meilleurs pour les admettre au service de sa dame ; les autres, il les aurait peut-être emmenés à l’assaut des couvents de nonnes, il les aurait peut-être embarqués sur un corsaire pour faire de la piraterie, il en aurait peut-être fait des moines dont il aurait été l’abbé, on ne sait pas. Ce que l’on sait, c’est qu’il leur donnerait dix années de gages et leur souhaiterait bonne chance… Voilà comme je suis. Un homme excellent au fond et vous verrez comme je sais être tendre avec les fiancées, aimable avec la belle famille, amical avec tous les amis, aimant avec mon épouse, compatissant pour les araignées, poli avec les agents de police, prévenant avec les bavarois d’âge canonique.
Photo : L'étang de Cucuron d'où je vous écris.